Le noir est la couleur la plus mystérieuse pour Dorian car elle peut représenter le tout ou le rien. Une telle contradiction — ambivalence — lui a souvent torturé l'esprit et jamais n'a été prise à la légère. En ce moment, la question était de savoir quel usage faire de ce noir qu'il avait au bout du pinceau. Dorian se triturait doucement l'esprit jusqu'à ce qu'il laisse ses doigts le guider dans cette grande réflexion. Il utilisait un gros pinceau pour la calligraphie chinoise et celui-ci glissait élégamment en laissant un tracé sublime.

Dorian peignait des montagnes asiatiques, perchées au-delà de la mer de nuages et quoi de mieux sinon que du noir encré pour délimiter les formes montagneuses ? Le style était revisité et parfait, pourtant, le garçon s'arrêta subitement. Il appuya contre sa toile, stoppant son geste avec une certaine brutalité. Ce n'était pas satisfaisant. Le classique Shanshui n'était-il pas fade ainsi ? Il se mordit la lèvre inférieure puis jeta son pinceau sur le côté. Son visage blasé et préoccupé. La peinture était belle, hélas Dorian avait le sentiment de ne pas y avoir mis suffisamment d'impressions, de pensées, de sensations. Sans cela, le Shanshui n'en était pas un à ses yeux. Dorian décrocha la toile de son chevalet puis il le tourna dans tous les sens, l'analysant. Finalement, il remit la toile sur le chevalet mais à l'envers.

Reculant de quelques pas, il joignit ses doigts pour cadrer l'image de là où il se tenait. C'était le côté trop linéaire de la peinture qui semblait l'ennuyer. Il soupira.

Attrapant son pot de peinture noire, il versa le contenu négligemment sur la toile, à divers endroits. La façon dont il procéda faisait peur à voir mais Dorian arrivait — peu à peu — à cerner ce qu'il voulait. Allez savoir quoi.

Dans un besoin inconditionnel de ressentir l'adrénaline à fond et de plein fouet, Ward avait chevauché sa bécane et commencé à sillonner les longues et sinueuses routes des plaines. Il abordait chaque virage avec une grande adresse. Sur les longs tracés sans dénivelé, Ward pouvait voir défiler la ville au loin. Il accélérait dès lors qu'il avait la route pour lui seul.

Tandis qu'il roulait à vitesse grand V, Ward aperçut une personne dans le paysage. Ce n'était pas spécialement inhabituel mais cette silhouette, seule, lui était étrangement familière. De ce fait, elle attirait son attention. Qui donc irait se paumer en ces lieux ? Ward le surplombait depuis le haut d'un virage en épingle, s'approchant à mesure qu'il dévorait les kilomètres. Le motard ralentit adroitement pour entamer les virages, glissant habilement comme s'il en connaissait tous les secrets. Enfin, il fit traîner la vitesse, jusqu'à freiner finalement. Il sortit de la chaussée et éteignit le moteur quand il fut placé à distance sécuritaire de la route. Il était en quelque sorte en sentiers inconnus mais sa moto pouvait rouler sur des terrains difficiles.

Ward retira son casque puis il balaya ses cheveux en arrière. L'air frais lui faisait du bien. Il respirait. Il détailla alors la fameuse personne et découvrit que son instinct ne l'avait pas trompé. C'était Dorian. Les artistes étaient réputés pour leur côté marginal mais ce Dorian explosait des records en terme d'inspiration. Ce n'était, ni ne serait la dernière fois qu'il le croisait en des lieux reculés. Il descendit de sa moto et rejoignit le garçon. Admiratif de l'art étrange auquel le mec se livrait, Ward se mit à siffler pour saluer cette prestation peu commune.

- J'aime bien comme ça.

Un commentaire à la fois sarcastique et précis.

- Dans le doute, tu m'expliques ? .

L'épaisse peinture noire qui dégoulinait sur le tableau semblait donner forme à des monts irréguliers, ce qui donnait une idée à Dorian, bien que très vague. Toutefois la sensibilité artistique était si poussée que le garçon en avait mal à la tête, sans parler de l'odeur de la peinture qui le shootait presque. Il entendit alors une voix d'homme briser sa réflexion — qu'il reconnut —.

À la question, il éluda en souriant en coin.

— C'est trop de finesse pour vous, msieur Hellstrom.

Et c'était bien vrai, Dorian ne pouvait expliquer ses choix ou son œuvre sans que cela ne devienne un speech élucubré. Il expliqua néanmoins pour la base du tableau et le remit d'ailleurs à l'endroit.

— Je peins un Shanshui, c'est un art chinois.

- Tu as raison, ça dépasse mon entendement. disait Ward, d'un sourire songeur aux lèvres.

Il ignorait ce que pouvait être un Shanshui et il ne distinguait rien de très concret sur la toile, à vrai dire. Il se disait qu'en débattre avec Dorian ne mènerait nulle part sauf à la folie certaine. Il se passa donc d'avouer qu'il ne saisissait pas la véritable beauté de son œuvre. Il fit toutefois un effort pour distinguer quelque chose de décent puis il arrivait à la conclusion que la représentation était proche de... montagnes. Voir son jeune ami retourner la toile le livra à une impression perplexe, qui s'exprima sur son visage à travers une observation oblique.

Ward ne se risquerait pas à lancer une remarque de plus à ce sujet. Il regardait mais ne disait rien. Finalement, il aborda le sujet de la peinture tout en l'évitant aussi subtilement. L'ironie n'étant jamais loin quand il s'agissait de Dorian, il ne s'en priva pas.

- Un autre de tes projets inachevés, je présume ? Ou peut-être la consécration d'un art inavouable ?

Il connaissait la propension du garçon à abandonner des toiles pour un rien ou un tout. Lui qui ne partageait pas des valeurs si défaitistes et capricieuses, ne pouvait s'empêcher de remuer le couteau dans la plaie pour doser la motivation fuyante de Dorian. Parfois cela fonctionnait, d'autre fois cela ne faisait l'enfoncer. Ward ne s'attendait pas à des efforts incommensurables sur un domaine pour lequel Dorian était un inexplicable génie laxiste. Néanmoins, Ward éprouvait toujours, et sincèrement, un certain dépit à l'égard de cette flemmardise opportuniste qui s'immisçait chez son ami. De ce fait, impossible cela lui était-il de l'ignorer.

Ward mettait le doigt sur quelque chose de terrible : la démotivation de Dorian. Il posait un regard vacant sur le motard, ne sachant quels mots baratiner pour sauver son honneur. En fait, il n'en avait même pas la foi. Il soupirait vaguement, pensif et perdu — flagrante démotivation le dévorant —.

— J'en sais trop rien Hellstrom.

Il réfléchissait à ce qui pourrait le remotiver ou l'inspirer car difficile était-ce pour lui de parler simplement des tracas liés à cette peinture. C'était à la fois simple et compliqué, à la fois du sens et du charabia. Puis, une pensée le traversa, innocemment. Il attrapait son pinceau entre ses doigts et le faisait tournoyer, toujours en réfléchissant.

— Dis, tu aimes le noir ?

La question était vraiment débile mais elle lui permettait de creuser une piste.

— Ça t'évoque quoi par exemple ? Pour moi le noir est le néant et l'absolu, c'est une contradiction qui me fait vraiment chier en ce moment. J'arrive pas à me le représenter donc ça crée un chaos qui est palpable sur ma peinture. Ou un truc du genre qui me plait pas trop en fait.

Dorian essayant d'expliquer son tourment. Il se disait que Ward serait capable de converser avec lui. Il en avait la certitude.

Voilà que l'artiste se mettait à partager l'objet de sa tourmente psychologique, une vraie torture à écouter, à comprendre. Cela ne dérangeait pas Ward mais il n'était pas sûr de pouvoir apporter la réponse nécessaire à son jeune ami. D'ailleurs, il prit sa première question pour une certaine offense, qu'il exprima par sarcasme.

- Tu m'as bien regardé ?

Ward était tout de noir vêtu, des pieds jusqu'à la tête.

Il réfléchissait aux paroles de Dorian, croisant les bras et marchant doucement, près de lui, faisant les cents pas. Il comprenait à quel point Dorian pouvait être intense pour ses peintures, c'était une des choses qu'il aimait et admirait particulièrement chez ce garçon. Il choisit donc de reprendre ses mots et les tourner en ce qu'il croyait être une réponse juste.

- Je pense que le noir représente justement le chaos. Tu dis que le noir est à la fois le tout et le rien, et tu as entièrement raison. N'est-ce pas là une définition exacte du chaos ? Pourquoi tu cherches à dissocier ce qui n'a pas besoin de l'être ?

Ward pensait réellement ce qu'il disait, même s'il était en train de persuader Dorian plutôt que de lui expliquer la chose. Il était assez habile pour ça. Il poursuivit sa suggestion en prenant l'exemple concret du tableau. Il pointa du doigt les lignes qui représentaient les montagnes (ou ce qui ressemblait à ça).

- Là par exemple. Où et comment peux-tu affirmer qu'il s'agisse d'une délimitation ? Où se situe l'intérieur, l'extérieur ? L'avant ou l'arrière-plan ? Est-ce en haut ou en bas de la ligne ? Si tu retournes le tableau, il s'agit de la même délimitation. En suivant le principe du chaos, rien n'est vrai mais rien n'est faux non plus. Ta représentation actuelle n'a donc rien d'erroné. Théoriquement. expliqua Ward.

Le raisonnement de Ward parut tout aussi abracadabresque que celui de Dorian, toutefois l'intention était voulue car l'homme était persuadé que le garçon avait déjà toutes les clefs en main. Il n'avait besoin que de renchérir ce que Dorian savait déjà.

Ward plongea soudainement dans des pensées obscures. Le noir était véritablement le chaos, à ses yeux. Un abîme si sombre qu'il dévorait tout sur son passage, à la manière d'un feu ravageant tout et ne laissant que de la poussière de cendre grise, des traces de brûlé.

D'un geste mécanique, il sortit un briquet qu'il alluma. Délicatement, il mit son pouce contre la petite flamme du briquet, celle-ci se greffa à la pointe de son doigt et y restait attaché comme sur une bougie. Il fit de même avec ses quatre autres doigts et arriva à avoir une torche sur chaque doigt de la main. Le regard de Ward avait changé. Il glissa ses yeux dans ceux de Dorian, lui lançant une attention intimidante.

- Si c'est du vrai noir que tu veux, alors voici. dit-il froidement.

Ward apposa ses doigts contre la toile qui se mit à brûler, seulement là où elle était touchée. Le noir de cendres vint se superposer aux couches de peinture. Ce noir était différent, il était craquelé et fade, bien plus encore que le reste. Il n'entreprit cette action que pour quelques secondes, avant de retirer sa main. Il sondait alors la réaction de son ami, dont il ne craignait pas la révolte ou la colère.