Comment faire taire cet appel irrésistible à l'insurmontable ? Ce qui attire le regard vers le bas, vers la chute. Cet effet si destructeur fait partie des revers du pouvoir d'Hiroto, comme si l'adrénaline se libère à son insu en lui et le conduit à une folie dissonante. Peu de gens peuvent comprendre les moments où Hiroto traverse ces tourments étranges. Ils sont semblables à des pulsions agissant non seulement sur l'esprit mais aussi sur le corps.

La lucidité se fait parfois dévorer et ne laisse que le néant d'un esprit consumé par quelque chose d'invisible. Bien que Hiroto soit suffisamment torturé pour savoir lutter à contre-courant d'une tendance néfaste, parfois, il se sent lâcher prise. Cette fois est justement en train de se produire.

Hiroto ne pense à rien. Il est tard. Il fait déjà nuit, il fait froid et le vent souffle, la mer est agitée mais pas déferlante. Pourtant, il se trouve là, les pieds dans le sable, tourné vers l'horizon sombre. La rudesse de l'environnement ne lui arrache rien, même s'il ressent le froid, le vent puis la pluie venant s'ajouter. Il s'approche du rivage, touche l'eau et entre dans la marée montante. À cet instant, il ne songe toujours à rien. Son regard est perdu dans l'infini lointain et son expression du visage, absente. Le temps s'adoucit subitement, petit à petit, la mer se calme progressivement elle-aussi. Hiroto s'accroupit, juste ici, croisant ses bras sur ses genoux. L'écume s'en va et s'en vient vers lui. Il se dit alors qu'il voudrait être emporté par les vagues. Pour ne faire qu'un avec quelque chose. Lui qui se sent si bizarre, si brisé. Il voudrait être parfait, complet. Et ne plus jamais entendre la cacophonie résonner si profondément dans tout son être. D'où peut provenir un tel sentiment de merde après tout ?

Des pas se rapprochent. Hiroto tourne la tête par dessus son épaule. C'est Ward. Il ne s'attend pas à le trouver à un endroit pareil, à une heure pareille. Il sourit en coin, amèrement avant de faire une déclaration tout aussi étrangement.

「 Si tu cherches Jillian, Dorian ou Eliott, ils sont pas avec moi.」

14 avril 2021

Ward sillonnait à moto le long et sinueux circuit longeant la côte. Il aimait cette route côtière qui lui permettait d'avoir un bon road trip panoramique. Bien que le temps fut ombrageux puis pluvieux, Ward entamait son voyage sans fléchir. Son portable se mit à vibrer dans sa poche. Il avait reçu un sms, puis un autre, à intervalles courts. Curieux de savoir qui pouvait le harceler de la sorte, Ward s'arrêta aux abords de la plage, après avoir quitté le tunnel qui séparait la plage de la côte routière. En consultant sa messagerie, il y découvrit des sms de Dorian et Jillian. Il soupira en lisant le contenu des messages. D'après eux, Hiroto n'était pas rentré. Ce n'était jamais simple avec cette bande d'adolescents; il y en avait toujours un qui partait en vrille.

Ward le déplorait, pourtant, il avait la fâcheuse tendance à les materner autant que de les martyriser. Si bien qu'au moindre souci inhabituel, il intervenait. Pour ce coup-ci, il n'allait pas faire exception. Il prenait la situation très au sérieux parce que Hiroto était l'un des plus imprévisibles de la bande, au même titre que Jillian. Il ignorait où le garçon avait pu aller se perdre mais il songeait à patrouiller en ville pour commencer. Cependant, tel un signe inespéré du destin, Ward repéra un garçon sur la plage. Seul. Il y reconnut rapidement Hiroto et, à cet instant précis, un ordre lui parvint.

Ce fut étrange, à la fois similaire et différent d'une télépathie sans voix. Une cible, un nom, un objectif. Ward coinça une main contre son oreille, troublé par cet état de fait. Il était partagé entre deux sentiments : d'une part, il ne s'attendait pas à un ordre maintenant, d'autre part, il n'acceptait pas que le dévolu soit sur Hiroto. Pourquoi lui ? Une hésitation traduisit sa réticence. Il mira vers Hiroto, le regard sombre et éteint, plongé dans un doute vague. Néanmoins, il se résolut à obéir. Les enjeux de la classe X étaient plus grands que son amitié pour le garçon.

Il descendit de sa bécane et s'aventura sur la plage. Ses lourdes bottes s'enfonçaient dans le sable trempé, alourdissant ses pas à mesure qu'il s'approchait de Hiroto. Confronté au jeune homme, il le dévisagea lorsque celui-ci lui adressa un regard. Il le toisa sans émotion. Le visage du garçon lui dépeignit cependant un trouble profond. Que lui arrivait-il ? Sa réaction mitigée lui fit comprendre qu'il cherchait à l'écarter. Ward campa sa position, posa une main sur sa hanche.

- Et s'il s'avère que c'est toi que je cherche ? Ward marqua une pause. Il était surpris de l'entendre parler de Jillian et Dorian en les appelant par leurs prénoms. Ils avaient tous les 4 un rituel bien spécifique qui consistait à s'appeler uniquement par leurs noms de famille. Tes amis s'inquiètent pour toi. disait-il calmement.

Il se rapprocha prudemment, laissant un espace entre lui et le garçon, il vint se placer juste à côté. Contemplant l'horizon sans fin, il inspira profondément, fermant ses yeux et s'imprégnant de l'air marin. Il faisait froid mais l'odeur de la mer restait inchangée. Un vent plus fort commençait à s'élever. Ward ne savait quels mots prononcer pour entamer une discussion avec Hiroto. Le sujet à aborder était délicat. Il se tut d'abord, se contentant d'offrir un œil bienveillant à l'égard de son jeune ami.

Toutefois, cela n'était pas dans les habitudes de Ward de tasser les choses. Au-delà de son assignation en tant que membre de la classe X, il commença par raisonner comme un ami. C'était ce dont Hiroto semblait avoir besoin. Ward n'avait guère la prétention de deviner ce qui pouvait tourmenter le garçon, il n'avait pas la science infuse. Il usa simplement de paroles qui lui traversèrent l'esprit pour tenter de le faire réagir, parlant par expérience.

- Tu sais, un jour, un homme a dit : "Je prendrai votre désarroi et vous offrirai une famille." racontait-il posément. Avant, je venais souvent ici. Je me disais que j'aurais bien aimé me tenir quelque part, en hauteur, ou juste là, et que je pourrais naïvement continuer à veiller sur mes frères et sœurs, de l'autre côté d'un océan. poursuivait Ward, en souriant finement, d'une pointe de nostalgie très douce.

Il fit quelques pas en avant, les pieds dans l'eau, la tête levée.

- Et puis je me suis rendu compte que c'était impossible. Pas seulement sur le plan physique. J'ai compris qu'en venant ici, j'appartenais déjà plus à leur monde. Qu'il n'y avait rien qui m'attendait de l'autre côté. Je me suis demandé si j'avais pas perdu plus que j'avais gagné, en venant ici. J'ai pas arrêté de me dire que cet horizon-là, c'était ma limite, ce qui me sépare d'eux. Ce qui nous sépare du reste du monde.

Ward confiait tout cela sans arrière pensée. Il disait ce qui lui passait par la tête. Tout était vrai.

- Aujourd'hui, je vois les choses différemment. Cet horizon ne nous garde pas d'eux, il nous garde d'eux. Quand j'ai compris ça, plus rien n'a jamais été pareil. Et mon désarroi a disparu. fit-il, plus énigmatique que jamais.

Ses amis ? Hiroto frissonne et prend un air désolé au visage. Comme si Jillian, Dorian ou même Eliott en avaient vraiment quelque chose à foutre de lui. Surtout Jillian. Il se fait une raison et pouffe. Il ne répond rien et se terre dans un silence. Il n'a rien à dire à Ward. Il n'est pas en état de tenir une conversation avec ce type. Ce que lui raconte Ward le garde ensuite interdit. Il ignore comment interpréter tout ça mais les paroles sont fortes et finissent par, inexorablement, déclencher quelque chose d'enfoui en Hiroto. Il lève un regard sombre et désespéré sur Ward, se transformant en regard menaçant. Il se relève, titube quelque peu sans toutefois détourner les yeux.

「 Pourquoi ? Hein, dis-moi...」

Sa voix tremble, se trouble. L'instabilité le gagne. L'histoire de Ward le touche car elle fait écho à ce que Hiroto ressent et qu'il n'a jamais été capable d'exprimer jusque-là. Cela lui fait si mal. C'est trop pour son esprit malade. Il baisse les yeux sur ses mains ouvertes, son visage se déforme, prit d'une terreur.

「 Pourquoi je suis toujours insatisfait ? Qu'est-ce qui va pas chez moi ?」

Hiroto est hésitant. Il vient plaquer doucement ses mains contre son front, troublé, tourmenté, torturé. Il s'attrape la tête, s'agrippe les cheveux. Tout devient confus, tout se bouscule. Il s'écroule, les genoux dans le sable. C'est tout son être qui commence à trembler, à mesure que la folie de l'incertitude vient ébranler sa conscience.

「 Prendre mon désarroi ? Avant, à la moindre erreur, j'étais jugé. Et moi, j'en pouvais plus... je voulais juste que ça s'arrête. J'pensais qu'en venant ici je trouverais ma place, que je pourrais vivre sans avoir l'impression de marcher sur un fil, que j'aurais plus à décevoir personne - qu'être moi-même suffirait. 」

Un sourire distordu, se dessine sur ses lèvres tremblantes et une expression affligée s'empare de lui.

「 Mais ici, je vis en retenant mon souffle. Je déteste ça. Je supporte plus. J'étouffe, Ward... Alors, dis-moi, ça signifie quoi être soi-même ? Je suis obsédé par l'idée de surpasser un gars qui est en classe A, celui que j'aime est le pire antipathique de la classe E... j'ose dire que je m'en fiche, que ça compte pas mais est-ce que je le pense vraiment ? J'ai pas d'autres choix que de tout réprimer... comme avant...」

Son trouble moral est évident. Il est abasourdi par sa propre expérience et en souffre. Comme une suite logique, ce sont d'autres pensées noires qui l'envahissent.

「 T'as sûrement entendu parler du mec qui a pété un plomb à l'arcade, non ? Hahaha... j'arrête pas de me dire que ça aurait pu être moi. Et ça me terrorise, putain. Parce que je sais que personne se serait battu pour ma liberté. On m'aurait enfermé et j'aurais fini par n'être qu'une rumeur. Où que j'aille, c'est pareil Ward. Y'a jamais eu d'horizon pour moi, ça a toujours été la même prison.」

Des larmes amères coulent de ses yeux, glissent sur ses joues, sur son regard inchangé qui ne voit rien d'autre qu'un voile de ténèbres, dressé à partir de craintes infinies. D'une voix égarée, il déclare plus sombrement des paroles lourdes.

「 Je dois tenir bon, être plus fort... mais... je sais pas...」

Rien ne semblait être en mesure de le sauver. Hiroto était à deux doigts d'imploser.

Ward avait déjà vu ça : la déchéance d'un homme tourmenté dont les maux ne connaissent pas le répit, jaillissant comme un torrent emportant la raison et l'espoir. Plus cette personne tentait de lutter à contre-courant et plus elle sombrait, se noyait. Il entendait et voyait à quel point Hiroto était sur le point de se briser. D'une crainte à une autre, le garçon perdait sa cohérence et ses plus sombres pensées prenaient de l'ampleur. Ward se tut, ne déclarait rien, observait et encaissait la tourmente de son jeune ami. Pour Ward, Hiroto était comme Blast. Quelqu'un qui n'avait pas le droit d'être lui-même, qui se cherchait et ne se trouvait pas.

Toutefois, Ward ne laisserait pas Hiroto sombrer indéfiniment. Un étrange sourire finit par se dessiner sur son visage taciturne. Un sourire à la fois amer et secret, suivi d'un regard vague plus énigmatique. Il comprenait désormais pourquoi les hautes sphères de Swish, manigançant la classe X, s'intéressaient à Hiroto. Son désespoir incarnait la valeur fondamentale du danger qui menaçait.

Ward n'était pas insensible à la douleur de Hiroto, cependant, il avait une mission. Désormais, ni le doute, ni la réticence n'entravèrent son objectif. Sans crier gare, Ward s'approcha et, d'une main, lui attrapa le col, le souleva. Il le toisa.

- Alors quoi ? Tu veux crever ? dit-il cruellement, froidement. Si c'est le cas, on peut rapidement s'arranger. Je peux te brûler vif, ici et maintenant, il ne restera même pas tes os.

De son autre main, il agrippa le cou de Hiroto, sans trop serrer, avec force cependant. Il n'agissait pas ainsi par cruauté pure. Tout ce qu'il faisait, Ward l'accomplissait dans l'intérêt de la classe X. Mais tout était lié. Ward en avait la conviction. Tout servait à sauver ce garçon de son autodestruction. Le traiter avec compassion et tendresse n'avait pas de sens.

- Tu es bien avide pour un merdeux de la classe B. poursuivit-il, à raison. Tu es frustré, c'est ça ton problème. Toute cette peur et ce dégoût de toi-même sont en réalité l'expression de ta rancune et de ta rancœur, que tu sais pas vers qui diriger.

Il plongeait un regard intense dans celui de Hiroto. Il n'y avait pas d'agacement dans la voix de Ward, néanmoins, une autre intonation menaçante se profila. Tandis qu'il parlait, sa main se resserrait tout doucement autour du cou.

- Et plutôt que de te voir courir à ta perte, je préfère encore te buter moi-même.

Ward était sérieux. Il y avait ce quelque chose dans son expression froide, dans ses paroles tranchantes, qui impliquait jusqu'où il était prêt à aller pour bouleverser son jeune ami. Il lâcha finalement prise, sans quitter Hiroto des yeux.

Puisque Hiroto s'était confié à lui, Ward allait en faire de même.

- J'ai déjà perdu quelqu'un qui m'était cher. Plus cher que quiconque, à vrai dire. Il marqua une pause. Depuis sa mort, je n'ai le droit d'exister que pour autrui. Sa voix s'amenuisait amèrement, piquée d'une pointe de tristesse. Puis, elle redémarra avec fermeté. Ta colère, ta frustration, ton désespoir, ton désarroi... si tu sais pas quoi en faire, donne-les moi, donne-les nous. Tu n'es pas seul Hiroto, d'autres ont ce vide en eux. Je vais te dire une chose : t'es pas détraqué. C'est ce monde qui l'est. Alors sers-toi de ce ressentiment, laisse-le exploser.

Il laissa le garçon répliquer, s'éloignant quelque peu de lui. Le moment était venu de révéler quelques informations. Ward ne sut tout de suite comment s'y prendre mais il sut que l'instant était choisi. Il avait le matériel nécessaire dans sa veste. Il la tâtait doucement pour s'en assurer et éliminer les derniers doutes pouvant subsister en lui; des doutes quant à mêler Hiroto à tout le projet classe X.

- La classe X. dit-il tout à coup. Elle existe. J'en fais partie et tu le peux également. Elle existe pour protéger l'académie, pour que l'horizon soit toujours là où il devrait être.

Ward sortit finalement l'arsenal permettant d'implanter la puce.

- Si tu as envie que quelque chose change alors je t'invite à nous rejoindre. Ça c'est le prix de ton silence ainsi que celui de ton allégeance.

Ward ne pesait plus ses mots. Il devait parler en termes forts pour impacter l'esprit de Hiroto.

- Si tu es incapable de le faire pour toi-même alors fais-le pour les autres. Fais-le pour Jillian. Sinon, tu le perdras lui aussi.