La solitude était une bombe à retardement qui menaçait chaque seconde de faire basculer la sérénité vers l’isolement. Un poison insidieux qui figeait l’esprit et traînait l’individu dans un brouillard où l’on chercherait en vain le temps qui s’y était écoulé. C’était une véritable condamnation, un glas qu’on ne remarque que trop tard.
Isaac était de ses victimes. Bon à laisser son esprit errer dans le flou de ses souvenirs à la recherche de la bienveillance qu’il y ressentait. A courir après l’adrénaline qui le motivait naguère, une frêle lueur d’optimisme en guise de lanterne qu’il agitait pour dissiper la fumée de ses songes.
Heureusement pour lui, il avait trouvé un remède à sa perdition. Il aimait l’originalité, être celui qui bousculait le quotidien et en rompait la monotonie. L’étudiant appréciait l’étrange, le non-conventionnel, les actes qui perturbaient l’équilibre et ébranlaient autrui.
Que cela soit en assumant son rôle de psychologue ou celui de fauteur de troubles, il se guérissait au fil des expériences qu’il vivait. Il retrouvait l’immaturité de ses jeunes années, l’insouciance des conséquences. Fût-il la main tendue ou le doigt levé, il se savait fin gourmet de ces instants passés à œuvrer pour l’équilibre - ou pour le chaos.
En cette douce soirée, c’était justement avec le chaos qu’il avait rendez-vous. Une bouteille de Gin à la main, deux piètres gobelets en plastique empilés sur le goulot, il observait la valse incessante des lumières qui dansaient au loin. A cette distance, il n’y avait de la civilisation qu’une nuée de lucioles, que des écrans lumineux, que des silhouettes qui déambulaient le long des rues.
Relevant de deux doigts les verres de ses lunettes, Isaac affina son regard jusqu’à ce qu’un éclat turquoise ne finisse par y naître à son tour. Les lucioles devinrent des lampadaires, les écrans lumineux révélèrent leurs messages, les silhouettes se détaillèrent de visages et d’expressions.
Malgré la distance, Isaac y voyait plus clair. Perché sur son observatoire, il se prit à rêver. Pendant une seconde, il s’imagina être un guetteur nocturne, un vaillant protecteur des opprimés. Nul doute, son immaturité était de retour.
Une fois sa cible localisée l’étudiant replaça ses lunettes, épargnant à ses nerfs optiques plus d’efforts. Il descendit de son perchoir et rejoignit la ville, un sourire déjà confortablement installé sur ses lèvres.
Tandis que ses yeux se reposaient, ses jambes traînèrent sa carcasse. Il navigua le long des ruelles à pas rapides, soucieux de ne pas arriver en retard. Aux termes de son pèlerinage, il parvint aux abords d’un banc quelque peu excentré de l’artère principale de la zone festive. En s’approchant de la personne qui y choyait, il laissa échapper un soupir de soulagement.
« Bonsoir bonsoir. » Annonça-t-il, les yeux clos derrière le verre opaque de ses binocles, un sourire chaleureux aux lippes. Il espérait que personne ne s’étonnerait de le voir porter des lunettes de soleil en pleine nuit.
« Vous aimez le sloe gin, j’espère ? » Le jeune homme agita la bouteille à une certaine distance, ne s’imposant pas plus que nécessaire. Il zieuta une seconde l’étiquette de la liqueur, s’amusant de la savoir faite à base de prunelles.
Il n’arrivait jamais les mains vides.
Puis d’un coup, il haussa un sourcil. Avaient-ils seulement le droit de boire de l’alcool en pleine rue ? Mince.
Le soir venu, l'effervescence de la longue journée de travail retombait et alors, Shiori se sentait foncièrement ennuyée. Si elle aimait aussi sa part de tranquillité, la Japonaise préférait quand elle la choisissait et non parce qu'elle y était obligée. Heureusement pour elle, Shiori n'était pas le seul être du pensionnat qui était un oiseau de nuit. Elle attendait ladite personne paisiblement. Le dos contre le banc, la tête levée vers les étoiles, une jambe sur l'autre, elle arborait un léger sourire détendu. Il y avait du bruit autour d'elle, parfois quelques passants pressés s'arrêtaient, tentant d'attirer son attention.
Elle y répondait d'un haussement d'épaule las, sourire en coin affiché, une lueur étrange au fond de ses prunelles émeraude. D'autres semblaient impressionnés par les tatouages visibles sur ses bras finement musclés, laissés libres par sa veste simplement posée sur ses épaules. Au Japon, la jeune femme n'aurait jamais pu laisser ses tatouages ainsi visibles, mais ici, Shiori se faisait grand plaisir. La brune ne risquait rien, ni d'être prise à partie par une autre bande, ni par les autorités. Juste quelques curieux admiratifs qui l'amusaient.
Après une petite poignée de ces gens-là, plus personne ne passait et Shiori fit la moue en le constatant. Mine de rien, cela lui faisait une distraction en attendant le russe. Il n'était pas en retard, c'était elle qui était bien trop en avance. Alors qu'elle allait sortir un paquet de cartes pour s'entraîner à un petit tour, elle entendit des bruits de pas. Quelqu'un prit place à ses côtés dans un soupir soulagé accompagné d'une voix reconnaissable qui la saluait. Le sourire de Shiori s'agrandit et elle tourna la tête vers Isaac, s'accoudant au dossier du banc d'un geste tranquille.
« Bonsoir mister lunettes de soleil. »
Fit-elle en levant les yeux vers la bouteille qu'il avait ramené. Elle leva un doigt, comme si elle se souvenait soudainement de quelque chose. La jeune femme se pencha de l'autre côté, extirpant un paquet de chips de crevettes de taille moyenne, le présentant à son tour.
« Je ne connais pas, mais je suis certaine que ce sera très bien, merci. Et si tu as un creux, j'ai ramené ça. »
Cependant, il y avait quelque chose qui la gênait. La jeune femme fronça légèrement ses sourcils, le nez un peu pincé, elle envoya une toute petite pichenette à l'arrière de la tête d'Isaac.
« Tu oses encore me vouvoyer ? » Elle ferma les yeux, posa une main sur son front, pencha un peu sa tête en avant tout en prenant un air dramatique à l'excès. « J'impose donc autant le respect ? Je sais que je suis incroyable mais tout de même... »
Son sourire revint à la charge et la jeune femme se redressa pour cesser sa performance d'actrice qui méritait très certainement (pas) un oscar. Isaac était d'une politesse évidente, mais Shiori, bien qu'elle aimait le respect, songeait qu'ici, il n'y avait pas lieu de se vouvoyer. Ils avaient déjà pu laisser plusieurs fois des traînées de chaos derrière eux, cependant ce n'était visiblement pas suffisant pour que le russe cesse son vouvoiement. Ou le faisait-il exprès parce qu'il savait que cela ferait toujours réagir la brune ? Elle ne le savait pas trop, mais elle mettait un point d'honneur à toujours changer sa manière de rappeler à Isaac de la tutoyer, souvent en tentant une pointe comique.
Si Isaac n’arrivait jamais les mains vides, il appréciait voir la faveur retournée. Peut-être était-ce due à son éducation, mais il trouvait quelque chose d’infiniment pur dans le fait d’offrir et de recevoir, d’être chaleureux envers un hôte, un étranger, ou un ami. Tout se basait sur l’échange, recevoir un cadeau et en offrir un était un moyen d’accepter la présence d’autrui dans sa propre vie, et au fond une conversation n’était rien d’autre qu’un simple échange. Symboliquement, en accueillant le bien matériel, on marquait son ouverture au reste.
Sans doute que si Shiori avait refusé la liqueur gentiment proposée, l’ambiance n’aurait pas été identique.
Toutefois, plus que d’aimer échanger – et réfléchir inutilement, il aimait découvrir. Le petit sachet qu’agitait la demoiselle capta donc rapidement son attention, un sourcil se haussant assez haut pour se faire remarquer malgré ses lunettes. S’installant confortablement sur le banc, Isaac rendit son sourire à sa voisine, avant de sursauter lorsqu’on toqua contre sa nuque.
« Ha ! Mais enfin. Ça s’appelle le respect des aînés. Passé un âge vénérable il est logique de demander à être vouvoyé, non ? » Dit-il d’un air malicieux, la sénestre massant sa nuque endolorie. A dire vrai, il ignorait probablement l’âge de Shiori, il savait simplement ce genre de remarques particulièrement efficaces lorsqu’il était question de taquiner quelqu’un de raffinée.
Après avoir fini de partager un éclat de rire face à la prestation ô combien surprenante de sa voisine, Isaac reposa sa tête contre le dossier du banc, yeux clos. Un sourire toujours présent, il se mit à tapoter un rythme avec deux de ses phalanges.
« Alors ? Une idée de comment traîner un peu plus ce monde vers l’apocalypse ? » D’une voix bien trop sérieuse pour ce qu’il venait de dire, il entama. « Toi qui imposes tant le respect, y aurait-il quelqu’un qui se serait attiré tes foudres ? »
Il fronça les sourcils. Décidément, il n’aimait vraiment pas tutoyer les gens.
Dégainant les deux gobelets en plastique, l’étudiant versa un peu de gin dans chacun. Le liquide ambré se déversant, il libéra rapidement une odeur fruitée, presque caramélisée. D’une main polie, le russe tendit le verre à Shiori.
« A la vôtre. Tienne, tienne. A la tienne. » Peut-être échapperait-il à une seconde réprimande, ou peut-être s’amusait-il simplement à rester sur le fil de la moquerie.
Récupérant le second verre qu’il avait versé pour lui-même, en bon russe il s’empressa d’en descendre une bonne gorgée. L’alcool tapissant sa gorge, il grimaça pendant une seconde avant d’arborer une moue soucieuse.
« Oof, c’est plus fort que ce à quoi je m’attendais, les chips ne seront pas de trop. De toute façon, on ne peut pas conquérir le monde le ventre vide, n’est-ce pas ? » Il ne quittera pas ce banc avant d’avoir goûté ces chips.
Fit Shiori avec lenteur, posant une main au niveau de son cœur en faisant mine d'être choquée. À vrai dire, elle ne se souvenait pas d'avoir un jour donné son âge à Isaac tout comme elle ne connaissait pas le sien, il semblait simplement un peu plus jeune qu'elle. La jeune femme croisa ses bras, un sourcil haussé.
« Quel culot les enfants de nos jours. »
Renchérit-elle dans un faux soupire las, riant finalement de bon cœur avec le jeune homme. Elle approchait la trentaine, mais ce n'était aucunement pour lui déplaire, elle n'avait pas de pouvoirs pour reculer l'inéluctable vieillissement. De toute façon, cela ne la dérangeait aucunement puisqu'elle se trouvait bien plus belle dans cette nouvelle maturité qu'à vingt-ans. Et puis Shiori n'était guère susceptible, quand on travaillait avec les êtres humains que composaient la classe E, on apprenait vite à ne pas tout prendre pour soi. Heureusement qu'elle avait évolué sur ce point d'ailleurs, autrefois, son légendaire sang-chaud l'aurait sûrement amené à puncher un élève sans remords.
Les mots d'Isaac firent sourire Shiori de plus belle et la brune demeura songeuse, plongeant son regard vers l'immensité de la voûte céleste. Que faire en faveur du chaos en cette douce soirée ? Oh, elle avait bien des idées, mais le jeune homme semblait aussi désireux de jouer un tour à l'un de ses élèves.
« Oh, il y en bien un de particulièrement compliqué mais je n'irais pas jusqu'à dire qu'il s'est attiré mes foudres. »
Elle pensait à Hadès et son irascible caractère. Comment un être humain pouvait être aussi insupportable ? Shiori avait beau réfléchir, elle n'avait pas l'impression d'avoir été aussi intenable au même âge. Ou alors c'était un retour de karma. Elle y songeait très sérieusement. Soupire. La jeune femme pencha un peu sa tête sur le côté, scrutant Isaac qui leur servait un verre.
« Mais il y en a un autre, en Classe A, il est tellement coincé qu'il faut absolument qu'on trouve quelque chose pour le dérider. C'est vital. Comment peut-on vivre avec tant de sérieux, sans jamais faire ne serait-ce que l'esquisse d'un sourire ? Je trouve ça fascinant et très triste. » Elle marqua une pose, prenant le verre tendu en remerciant son acolyte en baissant un peu l'avant de son corps comme sa culture le lui dictait. « T'en as une idée, monsieur le psy ? »
Certes, techniquement, il n'en était pas encore un, mais qu'importe. Son sourire se fit mutin et elle menaça Isaac d'une nouvelle pichenette lorsqu'il la vouvoya. Heureusement, il s'était repris et la jeune femme porta le gobelet à ses lèvres.
« A la tienne, camarade. »
Sur ce, elle l'imita, buvant d'un coup la liqueur. Une grimace étira les traits de son visage et elle fronça un peu son nez, une lueur amusée dans le regard en voyant la réaction d'Isaac. Se penchant toujours avec une attitude assez nonchalante du côté opposé, elle mit la main sur le paquet de chips et l'ouvrit d'un coup sec.
« En effet. Et puis ce serait embêtant que tu me claques entre les mains parce que tu as trop faim. Je serais obligée de t'abandonner aux mains de nos ennemis, quelle tristesse... »
Shiori souriait en coin, tendant le paquet ouvert au jeune homme à la chevelure immaculée d'une main, de l'autre, elle présentait à nouveau son verre. Elle en oublierait presque que bientôt la fameuse asian flush surgirait, rougissant ses joues puis le reste de son visage avant de venir s'attaquer à sa nuque et ses épaules.
Isaac ricane, content de pouvoir échanger des taquineries avec quelqu’un qui savait les accueillir. Une main sur sa jambe, il laisse l’arôme de genévrier prendre possession de son palais, l’alcool engourdir le reste de sa mâchoire. Une main soutenant son menton, il acquiesce paisiblement devant les premières réponses de Shiori, concédant son immaturité.
D’aucuns s’aventureraient effectivement à dire qu’Isaac était un enfant, un gamin, tout au plus un histrion qui cherche à remuer tous les arbres des fois que quelque chose d’intéressant finirait par y tomber. Ils n’avaient pas totalement tort, et à dire vrai l’étudiant acceptait avec diligence cette réputation.
L’immaturité avait quelque chose d’innocente, et elle était la meilleure alliée possible pour qui souhaitait se dérober à ses obligations.
Néanmoins conscient que le but du rendez-vous n’était pas de discuter de l’insouciance arrogante d’Isaac, il saisit au vol la proposition de Shiori, y accordant une réflexion machiavélique.
« Un élève récalcitrant qui te donne du fil à retordre ? Je ne pensais pas ça possible. » Il hésitait à poser la question et satisfaire sa curiosité mortelle. Au final, il s’enquit plutôt du deuxième cas.
Parfait. Un classe A.
« Hé bien… » Il commença par rire, trop peu habitué à être appelé par sa profession – qui d’ailleurs n’était pas encore sa profession. Réhaussant ses lunettes en faisant pression au milieu des branches, il laissa son regard se couvrir du linceul de la nuit tandis qu’une chips trouva son chemin entre deux incisives. En pleine pose démoniaque, il entama alors.
« Généralement les gens coincés sont coincés pour deux raisons. La première parce qu’ils sont timides, la seconde parce qu’ils ne savent pas faire autrement. Entre ceux qui ont peur de s’exprimer et ceux qui n’ont tout simplement jamais appris à le faire, difficile de faire la différence. Le monde leur fait souvent peur, ils ont peur de déranger, de mal s’y prendre… Après, il y a les prétentieux qui cachent leur peur d’autrui derrière de grands airs, et la classe A en est particulièrement fournie. Oh, attends. » Il s’arrêta au milieu de sa diatribe, laissant planer une attente interminable.
Il avait une priorité ; la nourriture.
Sans mots pour compléter son plan maléfique, il piocha en silence dans le paquet de chips tendu, remerciant sa voisine d’un hochement de tête complice. Croquant dans une première, il sentit cette espèce d’effervescence étrange, presque comme de la mousse aromatisée, lui picoter la langue.
« Je ne sais pas dire si c’est bon ou mauvais… C’est très étrange. » Véritablement confus par cette alliance de texture et de goût, il prit un moment avant de secouer la tête pour revenir au sujet initial.
« On pourrait essayer de lui faire une frayeur, si jamais la personne a besoin de chuter de son piédestal. » D’un geste de maître, il remplit une nouvelle fois le verre de Shiori, veillant ensuite à ce que le sien soit également généreusement pourvu. « Ou alors on peut essayer de trouver quelque chose qui peut la faire rire, ou chambouler son quotidien… »
« Je crois qu’il me faut plus d’infos sur la personne. Il y a sûrement moyen de filouter. » Annonça-t-il après quelques secondes de silence, l’esprit apparemment complètement voué à l’avènement du chaos.
Étirant ses longues jambes, il s’autorisa un soupir tranquille. Oscillant entre gorgées d’alcools et bouchées de chips, Isaac était dans des conditions optimales.
« Tada, plus besoin de m’abandonner maintenant. De toute façon, tu ne l’aurais pas vraiment fait, si ? Quel est l’intérêt de changer le monde si tu es la seule à voir les changements ? » Son rictus devenait presque narquois, taquin.
« D’ailleurs fais attention avec le gin, ça attaque plus vite qu’on ne le pense. Je suis pas sûr qu’on puisse se venger si on arrive pas à tenir debout sans vaciller. »
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