Terrible ennui que celui que ressentait Isaac en cette soirée. Perché à sa fenêtre depuis quelques heures, il observait le lointain avec désintérêt, les oreilles dressées dans l’espoir de capter un quelconque divertissement. En vain.
A nouveau, il était privé de sommeil par son esprit turbulent, et cette terrible sensation qu’était la sienne ; celle de croire que rien ne remboursait le temps gâché à dormir, que l’on réduisait trop vite la nuit à une évidence, comme s’il était normal de s’absenter pendant la moitié de sa vie.
Avec le temps, cet ennui était devenu un confident, aux allures de petit diablotin hissé sur son épaule gauche. C’était sur l’autel de l’ennui qu’il justifiait ses idées périlleuses, cet attrait pour le chaos et l’imprévisibilité. Tout était bon pour contrecarrer cette monotonie, d’une énième promenade nocturne à un plan machiavélique visant à inverser le sel et le sucre dans les distributeurs.
Alors, il haussa des sourcils en réalisant l’heure et le jour. Si sa déduction était bonne, il savait qu’une autre âme ne dormait pas, qu’une autre fenêtre était allumée ; celle d’Ayden. Assez vieillot quant à ses méthodes, plutôt que d’essayer de le joindre par téléphone, le bougre se mit en tête de le trouver à force d’errer dans les corridors.
Adieu les plaisanteries ; Isaac avait une mission. Il enfila son meilleur costume, aiguisa sa meilleure arme, puis partit à l’aventure.
Tous les héros ne portaient pas de capes, certains se contentaient de surveiller le sommeil d’innocents élèves. Isaac avait toujours eu de la tendresse pour ceux qui sacrifiaient leur temps pour assister autrui, ces martyrs de cette vie qui allait souvent trop vite, ces sages qui prenaient le temps de s’arrêter.
Quoi de plus normal alors que d’assister ce justicier qu’était Ayden en allégeant son fardeau, et quoi de plus efficace pour soulager l’esprit qu’une vodka. C’était la liqueur de chaque instant, des retrouvailles espérées aux fêtes endiablées, en passant par les discussions innocentes et les instants passés à forger les souvenirs de demain.
Ainsi, dans la discrétion qui lui convenait si bien, l’étudiant déambulait dans l’académie, perdant son ombre dans ce dédale de couloirs qu’il arpentait quotidiennement, un sourire apparaissant devant les endroits qui réveillaient sa nostalgie.
Il trouva finalement Ayden au détour d’un couloir, sans doute en train de patrouiller. A pas feutrés, il glissa en sa direction, l’air de rien. Calquant son rythme à celui du surveillant, il se mit à marcher à ses côtés comme s’il avait toujours été là, puis, la seconde suivante :
« Hey. Vodka ? » Dit-il en toquant son doigt contre le verre de la bouteille, un son cristallin s’en échappant. C’était la chose la plus russe qu’il n’avait jamais dite.
L’éternel sourire malicieux prit sa place au milieu de la trogne d’Isaac. Il comptait sur l’effet de surprise pour effrayer le malheureux, et cela l’amusait apparemment beaucoup.
Une nouvelle soirée en compagnie de la solitude. Ayden n’avait pas choisi son métier de surveillant, c’était plutôt la seule tâche que l’académie lui avait laissé réaliser ; dépourvu de diplômes, il n’avait pas beaucoup de choix. Il ne pouvait pas prétendre à devenir médecin comme son meilleur ami, et n’avait pas envie de reprendre les cours comme son frère doctorant. Loin de lui l’idée de s’en plaindre, bien au contraire, il était de ces hommes qui aiment vivre de nuit. Il était bien plus à l’aise dans ce contexte : toute une académie pour lui seul, dans un silence parfait qu’il pouvait parasiter avec ses musiques favorites sans réveiller personne - ou bien réveiller les A si l’envie se faisait sentir. Passer son temps à boire des bières en traînant et avoir tout le temps du monde pour de l’exercice physique, c’était une belle vie à ses yeux ; Ayden s’entretenait convenablement, ce qui lui permettait de garder cette carrure qui faisait fureur auprès des femmes. De plus, les rencontres faites de nuit étaient pour lui les meilleures : les grands esprits se rencontrent.
Ce soir, Ayden se mit à patrouiller silencieusement. Après toutes ces missions d’infiltration, de fuite, celles où il avait dû courir sans un bruit pour ne pas se faire repérer ou attraper par cette foutue organisation, il était l’homme le plus discret au monde. Un grand atout pour un surveillant de Swish, bien évidemment. Il venait tout juste de terminer son tour au pensionnat et se décida à continuer vers les bâtiments scolaires ; un peu moins bruyants de nuit, après tout, personne n’aimait retrouver les salles de classe après une journée épuisante, ennuyante. Les étudiants préféraient largement traîner aux alentours des quartiers généraux et de l’académie. Bien sûr, sans couvre-feu, Ayden n’avait pas le droit de réprimander les étudiants qui passaient la nuit éveillés à faire la fête ; il ne pouvait punir que ceux qui détérioraient les lieux ou utilisaient leurs pouvoirs à des fins malveillantes. Ayden a toujours adoré cette façon de faire de l’académie : ne pas donner trop d’interdictions aux jeunes. C’était beaucoup plus logique à ses yeux. Moins d’interdictions, moins de règles brisées. Les adultes avaient tendance à sous-estimer l’esprit de contradiction de ces rebelles, Ayden l’avait appris tout au long de ses années scolaires. Il était l’un des premiers à les transgresser, après tout. Il avait inventé la transgression du règlement ; le Dieu du désordre et de la désobéissance.
Ayden entra dans les couloirs de la Upper Tower, au rez-de-chaussée, déambulant dans la base de la tour tel un fantôme. Il aimait plus particulièrement cette partie de l’académie, tout simplement car les escaliers de la Upper Tower montaient beaucoup plus haut que celles de la Lower. Les étages, rangés selon les années des étudiants du plus bas au plus haut, étaient peints de couleurs dégradées au fur et à mesure de la montée des marches et ça l’amusait. De plus, monter une quinzaine d’escaliers lui permettait d’entretenir son endurance, chose plutôt compliquée car il n’avait plus accès aux cours de sports - qu’il avait auparavant choisis comme spécialité. Les trois premiers étages, ceux des premières, deuxièmes et troisièmes années, étaient généralement calmes et aucun étudiant ne se décidait à y créer un incendie. Les étages du dessus étaient généralement plus animés en pleine nuit : l’endroit du racket et du harcèlement scolaire. Les faibles avaient tendance à se faire entraîner dans ces étages pour être par la suite frappés et rabaissés par quelques délinquants de l’académie. Les pouvoirs pouvaient rendre fou, et Ayden l’avait appris à ses dépens. Lui-même avait dépassé quelques limites quand il était plus jeune, il avait pris la grosse tête à cause de son pouvoir, bien qu’il n’y comprenait rien et qu’il ne le contrôlait absolument pas. Il ne gardait pas de bons souvenirs de cette époque - du moins, mis à part Victoria et Lina, deux filles qu’il s’amusait à côtoyer en même temps sans que l’une ou l’autre ne le sache. Les gifles qu’il s’est pris à la suite étaient beaucoup moins drôles néanmoins.
Cette nuit fut visiblement bien plus calme que d’habitude, et Ayden se mit à expulser l’ennui de ses poumons. Il continua malgré tout sa ronde, persuadé que l’intégralité des couloirs étaient en réalité vides.
— Vodka ?
Ayden hurla. Sa voix grave résonna dans toute l’enceinte de la tour. Il se tourna vers la provenance de la voix, les sourcils levés de surprise. Le surveillant venait de trouver plus discret que lui, et surtout, plus sournois. Car le propriétaire de cette voix n’était autre que son bras-droit, Isaac. Dans ses mains, une bouteille de vodka bien fraîche. La vue de celle-ci arracha un rictus à Ayden. Il lança un regard assassin à son acolyte pour lui avoir fait peur et fronça les sourcils.
— Fils de pute... lâcha Ayden dans un élan de déception.
Sa dignité avait été bafouée à l’instant, Ayden était en réalité très fier et ne supportait pas de perdre la face si aisément. C’est dans la colère qu’il se décida à saisir sauvagement la bouteille de ses mains, de l’ouvrir et d’en prendre quelques gorgées sans même demander la permission à la personne à ses côtés. Il ne supportait pas l’attitude d’Isaac quand celui-ci avait décidé de faire chier son monde.
— Heureusement que tu m’as ramené ça sinon t’allais t’en prendre une. continua Ayden après ses gorgées.
Il grimaça tout en buvant - il n’était pas spécialement fan de la vodka, il préférait la bière et le whisky ; un vrai boomer. Pour le coup, c’était tout ce qui se trouvait sous sa main, il n’avait donc pas le choix. Et si Isaac était venu le rejoindre, il n’avait d’autant plus qu’une seule solution : accepter.
— Quoi de neuf, t’es venu jouer ma Scully ? lui demanda-t-il.
Ayden tendit la bouteille à son acolyte nocturne sans pour autant s’arrêter.
N’en déplaise au silence de la nuit, un cri perçant venait de faire vrombir les murs.
La mission était réussie, peut-être même un peu trop d’ailleurs. Car en effet, face à la puissance de cette réaction inattendue, Isaac avait sursauté aussi en laissant échapper un hoquet de stupeur. Le pauvre ne s’attendait pas à une telle réussite critique, son cœur rata un battement quand la lumière fut braquée sur lui, quand Ayden fit un pas en arrière.
Fort heureusement, l’étudiant reprit assez vite le contrôle de lui-même et se mit à rire aux éclats. Face au regard courroucé qui le dévisageait, il n'eut pour réponse que le prolongement de ses moqueries, des larmes se pressant au creux de ses prunelles plissées. Il lui fallut quelques secondes pour cesser de rire, pour laisser à sa voix le temps de revenir à son intonation habituelle.
« Je ne viens jamais les mains vides. » Avait-il dit après que le surveillant eut finit de se venger sur la vodka. « Ça m’aura sauvé la vie cette fois, on dirait. » Il avait beau être habitué à ce que l’on réagisse à ses farces avec violence, il était en un sens rassuré d’avoir évité la droite vengeresse du chevalier noir.
Nul doute que la soirée en aurait été ruinée. Ouf.
Calquant le rythme de ses pas à celui de son partenaire nocturne, Isaac saisit la bouteille tendue d’une main, la sénestre déjà enfouie dans une poche de son pantalon. Il s’autorisa quelques gorgées puis porta ensuite la bouteille refermée par le goulot, la laissant se bercer au rythme de ses jambes.
« Scully ? Qu’est-ce que c’est ? » Son sourcil haussé trahit son manque de culture. Il n’avait après tout pas été initié aux arcanes de la scène américaine. La seule inspectrice dont il connaissait le nom était une certaine Kamenskaïa. Comme bien souvent, il n’avait pas la référence.
« Je me suis dis que je pouvais t’accompagner. J’ai pas sommeil, et ça rendra sûrement la soirée moins ennuyante pour tous les deux. Si rien ne se passe on aura l’occasion de discuter, si quelque chose se passe on ne sera pas trop de deux j’imagine. » Pile au moment où il évoquait son insomnie, il se mit à bâiller. Maugréant dans sa barbe inexistante, il prit un moment pour maudire son terrible sens du timing.
« Pas d’objections ? » Se risquant à se heurter au refus d’un Ayden contrarié, il demanda tout de même. « Au moins, si je suis à côté de toi je risque plus de t’effrayer. Même si wow, quelle voix d’ange, tu as peut-être une carrière à lancer. »
Ses joues se mirent à gonfler, tentant tant bien que mal de contenir le rire de trop qui risquerait de convaincre Ayden d’en venir aux mains.
Pour éviter toutefois de pousser le vice jusqu’à en devenir désagréable, Isaac reporta son attention vers le couloir qu’il traversait. Une main toujours dans la poche, il proposa une gorgée de vodka à son collègue. La taquinerie était une question d’équilibre, plus que quiconque, il en était conscient.
« Tout se passe bien, ce soir ? » Demanda-t-il après un silence bien senti. Sa voix avait repris de sa tranquillité, ses lunettes ne cachaient plus rien sinon ses cernes creusés par une hygiène de vie déplorable.
Pendant un instant, Isaac prit alors le plaisir de constater que tutoyer Ayden lui était instinctif. Là où d’ordinaire il réservait ces familiarités à des amis proches, il lui était presque naturel de s’adresser ainsi au surveillant. Peut-être était-ce à cause de cette accessibilité qui émanait de lui, ou bien la simplicité qu’il lui prêtait volontiers.
Ayden n’avait pas l’immaturité d’un simplet, il avait l’élégance de quelqu’un qui regardait le monde tel qu’il était.
Le professeur se sentait ainsi en confiance, assez pour se comporter comme avec un ami de longue date. En plus d’être encourageant, c’était une chose rare qu’il sut apprécier. Son sourire gagna un peu de terrain sur son faciès mais cette fois ; pas de moqueries. Il lui faisait assez confiance pour ne pas avoir à l'épargner.
« J’imagine que tu dois voir passer de tout. Tu as déjà dû intervenir sur quelque chose de vraiment perturbant ? Genre une bagarre nocturne, des étudiants ivres ou je sais pas trop ? Peut-être des fantômes… ? » Si l’aventure commençait à l’aurore, c’est la nuit que l’on forgeait les légendes. En tant que veilleur nocturne, Ayden était sans doute le gardien de quelques souvenirs impérissables, d’histoires incroyables.
C’était une invitation à en partager quelques-unes.
Son « qu’est-ce que c’est » lui arracha une grimace. Cet homme n’avait donc aucune culture cinématographique ? L’une des meilleures séries ayant jamais existé, il ne connaissait même pas le nom de ses protagonistes ?
— Mulder et Scully, X-Files, tout ça… Non ? Rah, mec... lâcha Ayden dans un soupir, suivi d’une bonne gorgée de vodka après avoir dérobé et ouvert la bouteille tenue par Isaac.
Celui-ci lui expliqua la raison de sa venue et Ayden l’écoutait sans un regard, bien qu’il se mit à bâiller en unisson avec lui. Il resta tout de même concentré à surveiller chaque recoin des couloirs dans lesquels ils se faufilaient silencieusement - ou presque. Il acquiesça à la demande d’Isaac pour lui faire comprendre que ceci l’arrangeait plutôt, Ayden n’aimait pas spécialement les balades solitaires, il préférait une bonne musique en bonne compagnie. Mais puisque le devoir l’appelait, il n’avait pas le choix, alors Isaac tombait à pic.
Il ricana à la vanne de son partenaire et reprit alors une seconde gorgée tout en lui lançant un regard désabusé. Celui-ci ne s’attendait certainement pas à ce genre de réaction de la part du surveillant qui, en temps normal, lui aurait certainement décroché une bonne claque sur le derrière de la tête pour s’assurer qu’il ne tenterait plus ce genre de moqueries.
— Tu paries ? AydAngel dans The Voice, demi-finaliste, lança-t-il à son tour.
Ayden n’avait pas spécialement envie de se vexer ce soir, il le laissait le taquiner à sa guise puisqu’il n’avait pas la force de répliquer - il était bien trop fatigué pour cela. Il était d’humeur à apprendre l’auto-dérision et laisser de côté cet égo qui lui scie pourtant parfaitement le reste du temps.
Les couloirs étaient bien calmes pour une soirée telle que celle-ci et cela piqua la curiosité d’Ayden, qui semblait méfiant depuis le début du trajet. Les sourcils à demi froncés, il restait à l’affût du moindre bruitage sortant de l’ordinaire. Et pourtant, il répondit affirmativement à la question de son compère, en prenant soin de vérifier tous les angles du carrefour qu’ils traversèrent à présent.
Sa question lui arracha un rire. Effectivement, il en avait vu des vertes et des pas mûres dans cette académie, si bien que plus rien ne le surprenait vraiment aujourd’hui - il s’attendait à tout, puisqu’il avait pu en voir de toutes les couleurs. D’autant plus dans un pensionnat à détenteurs de pouvoirs spéciaux, il était certainement l’un des seuls surveillants au monde à devoir travailler dans ce genre d’univers.
— Les bagarres et l’ivresse, des classiques, j’en vois tous les soirs. Un soir, j’ai même dû récupérer un somnambule invisible sur le toit de la Lower Tower. Un petit D qui ne contrôlait pas bien son pouvoir et qui rêvait de l’utiliser. Seulement le bas de son corps était visible, du coup je suivais littéralement des jambes..., il ricana davantage avant de reprendre, juste, des jambes, qui marchaient comme ça… Et moi j’étais derrière, j’essayais de pas le brusquer parce que tu sais, c’est pas très bien de réveiller les somnambules. C’était drôle, termina Ayden, un sourire ancré aux coins des lèvres, amusé par la qualité de son anecdote.
Il fixa quelques secondes le sol, oubliant alors la ronde et la surveillance tandis que son visage arbora un air pensif. Il se remémorait maintenant les quelques situations étranges qu’il avait pu vivre au sein de l’académie, avec une pointe de nostalgie au fond de ses iris émeraudes.
— Ah et, un jour... commença-t-il d’une voix rauque, il releva la tête pour regarder Isaac et son sourire doubla de volume, enfin, une nuit, un élève s’était perdu en plein dans les jardins, un petit Lower, et je devais le retrouver mais aucun lampadaire ne fonctionnait. J’ai dû aller chercher un mec qui avait le pouvoir de briller dans le noir pour le retrouver, parce que j’avais plus de lampe torche, j’avais plus rien ! Je me suis servi du gamin pour voir dans le noir, et des fois il tombait en panne - un C qui apprenait tout juste à faire durer sa lueur. Du coup maintenant, je l’appelle Luciole. En plus, j’ai mis des heures à le retrouver le gamin, il s’était finalement endormi dans le coin le plus paumé des jardins… C’était très, très chiant, mais pas mal drôle aussi continua-t-il.
Ayden raconta ainsi quelques autres anecdotes et les deux adultes riaient à gorge déployée tout en dévalant les escaliers de la Upper Tower ; puis retentit un bruit de verre brisé. Le surveillant s’arrêta net de marcher et se tut, fixant Isaac du regard histoire de dire « t’as entendu ? ». Aux aguets, il plaça son index devant ses lèvres afin d’indiquer à son complice de ne plus parler, il préférait éviter que les étudiants, si c’étaient des étudiants, ne le remarquent et se mettent à fuir. Il préférait choper les délinquants la main dans le sac, c’était bien plus satisfaisant. Quand bien même, il allait rester prudent sur ce coup-là. Le son venait du couloir tout en bas des escaliers et il leur restait encore une vingtaine de marches à descendre afin d’y parvenir - mais si la cible se dirigeait vers eux ?
Les mains dans les poches, toute l’infortune d’Isaac s’était évaporée. De par la grâce de la camaraderie d’Ayden, l’étudiant avait déjà oublié l’inconfort de son début de soirée ; les heures passées à regarder le vide et les théories chargées de remonter le fil du temps, de détraquer les aiguilles d’une horloge qui se dérobait trop rapidement.
Il se surprit de la réaction de son voisin. A dire vrai depuis sa dernière estocade, il était sur ses gardes et s’apprêtait à esquiver d’un bond à tout moment, ce qui lui aurait d’ailleurs offert une seconde occasion de se moquer de la rudesse du surveillant. Cependant, l’intéressé répondit d’un rire franc. Mieux encore, il surenchérit, transformant ce petit pique personnel en éclat de rire commun.
Le sourire d’Isaac se tint alors de toute la sincérité du monde. Il acquiesça un moment, se retenant tout juste d’adresser une tape amicale à son acolyte.
« AydAngel… » Répéta-t-il d’une voix enrayée qui ne cessait de prolonger un rire aigu. Oh, pour sûr, ce surnom ne quitterait jamais sa mémoire. « Franchement, j’aurais voté pour toi sans hésitation. »
Dérobant la bouteille de vodka de peur que l’américain s’endorme dessus et manque de la lui retourner, il en extirpa une gorgée, les oreilles happées par les anecdotes incongrues.
« Quoi ? Ça a dû être terrifiant. » Les yeux grands ouverts derrière ses lunettes, l’idée de courir derrière une paire de jambes n’enchantait manifestement pas Isaac. « Je ne sais pas quel genre d’immunité tu as développé pour trouver ça drôle, personnellement j’aurais juste pris mes jambes à mon cou. »
« Un peu comme lui, quoi. » Dit-il une seconde plus tard, d’un rire franchement idiot. Pour sûr, l’art des jeux de mots lui échappait encore.
Le soupçon d’orgueil que son calembour lui avait offert disparaissant après quelques secondes, il offrit ensuite une indéfectible écoute à Ayden. S’il y avait bien une chose qu’on ne pouvait reprocher à l’étudiant, c’est qu’il était un auditeur respectueux qui se sentait réellement investi. Il ne cessait de dodeliner du chef, de compléter les blancs par des petits soufflements de nez, d’adresser des regards curieux.
Cette conversation lui rappela même l’image de confidences échangées autour d’un feu de camp. Les flammes rubicondes qui s’étiraient dans l’air jusqu’à disparaître, ne laissant derrière qu’une vive traînée de chaleur portée par le vent ; un rondin de bois servant d’assise à quinze personnes à l’esprit désinhibé par de la bière bon marché.
Les souvenirs absurdes et sordides échangés dans le rire et le partage.
Le feu crépitant avait simplement cédé sa place à la frêle lueur d’une lampe torche, l’ambiance demeurait toutefois identique pour Isaac. Il avait l’impression de braver les ténèbres aux côtés d’un ami, avec qui il avait cette impression que rien n’était vraiment grave. La confiance guidait ses pas, semblait le rendre invincible, en contrôle.
« Franchement, ça aurait totalement pu être moi, ce gamin. » Dit-il en secouant la tête pour achever de disperser la brume qui l’incommodait. « Ils sont où maintenant, ces héros ? Toujours dans l’Académie ? » Difficile pour lui d’oublier l’écoulement du sablier qui le frustrait tant.
Sentant que ses mains devenaient moites à force d’être si chaudement couvertes, il les extirpa de son pantalon pour les croiser derrière sa nuque. Marchant toujours tranquillement, il entreprit de mettre la main sur un souvenir qu’il se sentait de partager.
« Une fois au front, on avait reçu des renforts qui venaient à peine de débarquer. Les pauvres savaient à peine tenir une arme, ils étaient juste là pour combler les trous dans les heures de garde. » Entama-t-il, un sourire nostalgique déjà présent sur les lippes. « Pour les déstresser, on s’était mis en tête de les bizuter un peu. Alors le premier jour où un d’entre eux était de garde, on a attendu qu’il s’éloigne dans la forêt pour faire ses besoins. Sans faire de bruit, on s’est levé, et pendant qu’il pissait contre un arbre, on a jeté un pétard à dix mètres de lui. » Le rire qu’il retenait dans sa gorge rendant sa voix de plus en plus chevrotante, il concéda un léger ricanement avant de reprendre. L’image qui suivait l’avait véritablement marqué.
« En entendant ça, il a cru qu’on se faisait attaquer et a commencé à courir sans remonter son pantalon. Le pauvre s’est vautré dans la neige à moitié à poil et a recommencé à courir de plus belle. Je crois que j’oublierai jamais son visage terrifié avec de la neige sur les sourcils et le nez, en train de sprinter avec son pantalon sur les chevilles en hurlant à tout le monde de se réveiller. »
« Enfin, le lendemain on s’est fait défoncer par contre… » Dit-il d’une voix épargnée de toute comédie, la remontrance avait effectivement été forte.
Alors, un bruit de verre alla mettre fin à son esbroufe. Relevant la tête vers Ayden en même temps que lui, il l’observa dans les yeux pendant une seconde, clignant des cils. Il hocha de la tête comme pour répondre à la question qu’il n’avait pas posé, les sourcils légèrement froncés.
Il se mit alors à suivre le surveillant, à descendre ses marches énigmatiques qui les séparaient de ce mystère. Un léger rictus apparut sur sa trogne. On aurait dit qu’il n’attendait que ça. D’un signe de main habituel, il lui fit signe qu’il était prêt à le suivre. Vaille que vaille.
Pas à pas, Ayden osa s’avancer dans la pénombre, aux côtés de son complice. Prêt à en découdre en cas de délinquant, et à se battre en cas d’intrus, plus rien ne pouvait arrêter sa fougue. Une marche après l’autre, le plus silencieusement possible, il se dirigea vers la source du bruit - priant pour ne pas se faire détecter par une quelconque erreur d’inattention. Il n’était pas maladroit de nature, mais nul n’était à l’abri d’un craquement cédé par un papier de biscuit laissé pour mort sur le sol. Ce qui se produisit, bien évidemment ; sous sa chaussure, un bout de plastique sur lequel était inscrit « OREO » venait tout juste de s’écraser sous le poids de notre cher surveillant. Ayden retint un juron, grimaçant légèrement tout en permettant à ses paupières de se clore pour quelques secondes. La déception. Et lui qui souhaitait se la jouer détective privé, super héros en quête de combat.
Toujours plus pour pimenter les soirées passées à ne rien faire.
Quand bien même, il se retenait de ne pas exploser la tête de son camarade contre un mur - quelque part, même si celui-ci s’efforçait de garder son calme et son silence, Ayden savait. Il était mort de rire, à l’intérieur. Rien que pour ça, il méritait un châtiment digne de ce nom.
Les quelques marches restantes ne furent qu’une bouchée de pain pour les deux adultes, la cible allait être annihilée par ces deux grands personnages, aussi forts et agiles que leur copie conforme du grand écran. Batman et Daredevil, le premier vit la nuit et le second semble aveugle, avec ses lunettes spéciales. Main dans la main - enfin, au sens figuré - ils se dirigèrent tels des fauves vers une biche : prêts à mordre, à déchiqueter un éventuel étudiant ; doucement, quand même.
Une fois les escaliers vaincus, premier ennemi et obstacle face à notre duo de choc, ils entrèrent désormais dans un couloir si sombre qu’on ne pouvait rien distinguer à un mètre devant soi ; les couloirs de l’académie étaient réputés pour être très angoissants, une fois la nuit tombée. Ayden se rappelait d’ores et déjà de la provenance de ce bruit fracassant : la salle 203. Première porte à leur gauche, Ayden redoubla d’effort pour se faire discret lorsqu’il s’avança vers la porte de la salle concernée. Une main s’approcha de la poignée - ronde, dont il avait les clés en cas de besoin, puisqu’il avait les clés de tous les bâtiments, après tout - et vint agripper celle-ci avec force. Les phalanges du surveillant effectuèrent alors une rotation anti-horaire dans le seul but d’ouvrir la seule issue possible, sans compter les fenêtres de la salle visée.
Pas un bruit.
Si la personne n'eût pas remarqué son intrusion, il pu s’en servir à son avantage. D’un coup sec, il vint presque fracasser la porte contre le mur, et entra par la même occasion en hurlant.
— C’EST QUOI CE BORDEL ?!
Tout alla ensuite très vite. D’abord, un haussement de sourcil. Ensuite, un soupir. Puis, Ayden lâcha la poignée pour venir se gratter le derrière de la tête. Finalement, il racla sa gorge, souhaitant dissimuler sa gêne.
Au bout de la pièce, sur le rebord de la fenêtre - dont la vitre était fermée -, un chat. Les yeux globuleux et le pelage noir, on le distinguait uniquement à l’aide de la lumière de la lune. À terre, tout près de cet intrus, un pot de fleurs écrasé sur le sol ; les bouts de celui-ci étaient éparpillés tout autour du défunt pot. Le chat, quant à lui, se contenta de miauler nonchalamment et de les regarder tous deux faire leur entrée, dépités. Les justiciers de la nuit, face à Bad Cat, le tueur de pot de fleurs.
— Wow. Une vraie terreur, s’exclama Ayden d’un ton empli de sarcasme, il s’adressait au chat.
Il se dirigea vers le fauve en question et lui accorda quelques caresses, surpris que celui-ci n’ait pas été effrayé par son entrée… démesurée. Un rire, puis le surveillant se tourna vers son coéquipier.
— Dis ça à quelqu’un, je te tue, adressa Batman à Daredevil.
Le surveillant n’était pas réellement friand à l’idée de savoir que chaque étudiant, si cela s’ébruitait, était aussi paranoïaque. C’est pourquoi il se contenta de rester poli après cette dernière requête. Ils ramassèrent tous deux les résidus du pot de fleurs pour les jeter et, de ce fait, personne ne pourrait se blesser avec. Et c’était très bien comme ça.
Nos deux compères repartirent à l’aventure et, dans le sombre dédale des couloirs de l’académie, ils finirent leur ronde ensemble, à parler de tout et de rien, comme deux bons vieux amis.
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