Il y avait quelque chose de cocasse à voir une jeune femme habillée de leggings, baskets et crop top se promener au lieu de faire un footing ou autre activité qui seyait plus à la tenue. L'espagnole remarquait que certains, et certaines, se retournaient encore sur elle, mais l'information ne l'émouvait que très peu.
La fin d'après-midi se transformait en début de soirée autour d'Hana, qui appréciait sans retenue le plaisir des doux rayons du soleil bas dans le parc. Comme toujours lorsqu'elle prenait l'air, la jeune femme déambulait d'un pas assez vif, les yeux allant et venant un peu partout. Une jolie fin de journée après de longues heures de cours et d'entraînement. L'occasion de voir si elle était capable de reconnaître au moins quelqu'un, après tant d'années passées à l'académie.
Et comme souvent, la démonstration se trouvait faite : la bougresse ne remettait personne. Plus elle y pensait, et plus le fait que ses connaissances se comptaient sur les doigts d'une seule main se présentait comme un indéniable problème. Pas tant parce qu'elle se sentait esseulée, non, la bougresse n'aurait pas voulu l'admettre de toute façon. Simplement la sensation de frein à la réussite qu'elle ressentait de plus en plus paraissait lié, d'une manière ou d'une autre, à cet état de fait.
Ou plutôt, à ce que ce détail disait de sa situation. Hana n'était pas des plus sociables, certes, Esther lui collait aux basques, entretenait une cordialité irréprochable avec Avery, n'avait pas de mauvais rapports avec son délégué. Aucun signe d'une personnalité problématique pour la vie en groupe donc, pourtant un certain blocage persistait. Et ce blocage n'était pas anodin. Elle se souvenait encore de la façon ont on avait tourné ses appréciations.
- C'est censé vouloir dire quoi, "apprendre à user des autres plutôt que s'user contre", sérieusement... Oh, tiens.
Arrachée à ses pensées par la vue caractéristique d'une tête masculine aux cheveux d'une pâleur insolite, la jeune femme dévia de son chemin pour se diriger vers un banc. Voilà qui était bien à propos, une des seules personnes avec qui elle se sentait de parler un peu plus que le strict nécessaire. Peut-être, sans doute lié aux fonctions du bougre, mais ça elle préférait l'accepter sans plus de cérémonies au lieu de s'appesantir sur ce que l'idée contenait de révélateur quant à sa nature.
Arrivé à quelques pas de distance, Hana se fit connaître. Entre sa manière de parler, ses vêtements de sport et sa chevelure ébouriffée, elle ne doutait pas que lui la reconnaîtrait
Pour l’heure, voilà la huitième fois qu’il lisait la même ligne, incapable de se focaliser sur le texte plus de vingt secondes pour en saisir l’essence. A chaque nouveau mot qu’il découvrait, un énième événement bouleversant venait contrecarrer sa concentration.
Que cela soit l’aboiement lointain d’un chien, un coureur qui frôlait d’un peu trop près son banc ou une simple envie soudaine d’observer les nuages, chaque chose devenait un prétexte pour justifier son inaction, pour s’autoriser un peu plus à se perdre dans le vague.
Regarder assidument le paragraphe n’aidait pas, les mots n’en devenaient que plus flous, perdus dans une valse dont le rythme perdait Isaac.
D’un soupire, il referma le livre et clôt ses paupières. Sûrement excusa-t-il sa lâcheté en se disant qu’il ne faisait que le remettre au lendemain, qu’après tout ce n’était qu’un livre, qu’un jour de plus ou un jour de moins, ça ne changeait pas grand-chose. Que bien sûr il aurait la motivation et la discipline nécessaire pour préférer l’érudition à la boisson une fois la nuit tombée, qu’évidemment, il passerait la moitié de la semaine à la bibliothèque à étudier.
Bien sûr.
Il ne rouvrit ses yeux qu’à l’approche d’une personne qui accapara son attention. Une silhouette pour le moins originale, tant qu’il était difficile de l’ignorer. Une allure singulière, une chevelure au moins aussi outrageuse que celle de l’étudiant…
Mince. Qui était-ce, déjà ?
« Oh, hey ! » Dit-il d’une voix jouette, apparemment heureux de retrouver cette si familière amie. « Hé oui. Et toi alors, un peu de sport avant le coucher du soleil ? » Une œillade aidant à formuler sa suggestion, son esprit demeurait néanmoins embué par cette tête qu’il n’arrivait pas à étiqueter.
Pour sûr, il l’avait déjà vu quelque part. Après tout, difficile d’oublier la stature d’Hana. Pourtant, impossible de mettre le doigt sur ce souvenir, impossible de dissiper ce brouillard. Au bar ? Non ?
« Quoi d’neuf de ton côté, tout se passe bien ? » Heureusement qu’il portait ses légendaires lunettes, elles empêchaient autrui de lire ce profond malaise qui engourdissait son regard jusqu’à le rendre rubicond. Une chose était sûre, ce n’était pas une ennemie. Sa mémoire était moins faillible lorsqu’il était question d’être rancunier.
Tous les neurones mobilisés pour trouver le nom de cette ingénue, Isaac devait gagner du temps.
« Ça fait plaisir de te voir, en tout cas. » Lâcha-t-il de la même bonhomie, sur le point d’effectuer la plus grande escroquerie de l’histoire de l’humanité.
Pas assez stupide pour passer totalement à coté de l'air vaguement gêné du jeune homme, Hana ne s'en formalisa pas. Isaac s'était toujours illustré comme une personne assez particulière et pensive. Sans ménagement, l'espagnole s'installa à coté de lui sur le banc, pas trop près, et posa nonchalamment une jambe sur l'autre. À son commentaire, elle eut un regard presque surpris à sa propre tenue avant de répondre.
- Le sport ? Non, je reviens du Dojo, mais j'en ai fini pour aujourd'hui je pense. Je ferais bien un peu de cardio ou quelque chose du genre, mais avec l'énième réunion qui arrive ce soir... Tenir le crachoir à môsieur Brainfield pendant qu'il fusille sa petite rivale de classe A du regard, ça demande des réserves de patience. M'enfin, ça m'apprendra à me présenter, faut croire qu'être vice-déléguée c'est déjà très bien. Je sais pas si la classe B a ce qu'elle mérite avec tout ça...
Petite sortie de route, mais rien que l'idée de devoir se coltiner les expressions méprisantes de Liam et ses petites joutes d'ego mal placé fatiguait la jeune femme à l'avance, et râler sur la question ne pouvait que l'aider à garde contenance le moment venu. D'autant que, finalement, elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même, responsable totale de cette situation.
En un sens bien insidieux, toute cette affaire de délégués et de rapports tendus ne faisait qu'exacerber les problèmes déjà existants dans la relation d'Hana aux autres. Et si elle venait accrocher Isaac, c'était aussi parce que le bougre savait se montrer aussi original et particulier qu'agréablement à l'écoute. C'était un peu son métier, après tout, et mieux valait ne pas trop se faire d'illusions quant à ses motivations réelles lorsqu'il laissait s'épancher les autres dans ses oreilles. Quoique, ça l'espagnole aimait y penser un peu trop, et rien que l'évocation mentale suffit à lui donner envie de mettre les pieds dans le plat.
- M'enfin bon. Dit, je ne te dérange pas avec tout ça j'espère ? Je sais bien que t'es un futur psy' ou quelque chose du genre mais... Bon, j'aimerais pas que tu répondes "oui oui" de face et qu'au fond ça soit plutôt "qu'est-ce qu'elle est chiante Hana, vivement qu'elle me lâche les basques" !
La question avait quelque chose de doucement ironique quand la jeune femme venait de s'incruster tout naturellement sur son banc, mais elle était d'une franchise et d'une honnêteté désarmante.
Les paupières papillonnant au rythme de sa confusion grandissante, Isaac craignait que son escroquerie soit dévoilée au grand jour, qu’il n’ait d’autres choix que de fuir lâchement, la tête basse. Aucun indice que son interlocutrice distillait n’éveillait une quelconque lueur dans ses souvenirs, ni les noms de famille qu’elle listait, ni les anecdotes qu’elle racontait.
Brainfield.. Une rivale en classe A.. De quoi parlait-elle ? Il y avait des vices-délégués, maintenant… ? Il avait raté ça ?
Pendant une seconde, l’étudiant s’inquiéta d’être prisonnier d’un rêve lucide effroyable où il se retrouvait projeté dans une réalité dont il ignorait tout, jusqu’au moindre détail. Au plus il s’ingéniait à se souvenir, au plus l’amnésie gagnait du terrain. Ce n’était alors plus qu’une question de secondes avant que son imposture ne s’achève sur un rire nerveux et navré.
Heureusement pour lui, les derniers mots d’Hana l’aidèrent à mettre un nom sur ce visage vague. Comme si le dernier rouage d’une immense machinerie venait d’être placé, tout s’imbriqua dans son esprit. Les souvenirs défilèrent devant ses yeux éteints, miracle.
« Oh, j’osais pas trop te le dire... C’est bien que tu t’en rendes compte. » Dit-il, un sourire narquois trahissant déjà l’absurdité de ses mots. Evidemment qu’elle ne le dérangeait pas. A dire vrai il était même plutôt rare de trouver quelqu’un qui le dérangeait assez pour qu’il s’empresse d’écourter la conversation.
« Ne t’en fais pas, tu es la bienvenue. » Son ton reprenant de sa sympathie naturelle, il observa derrière le noir le visage d’Hana, appréciant le fait de le reconnaître et de pouvoir ainsi mieux profiter de l’instant. Ne s’offusquant pas de sa proximité, il haussa d’une épaule.
« Je ne suis plus psychologue, par contre. J’ai essayé pendant quelques mois mais.. Je ne sais pas trop, disons simplement que je ne me sentais pas à ma place. » Il était désormais assistant-professeur. Son rôle avait changé, ses méthodes demeuraient identiques. « Je crois qu’en tant que psy, j’avais trop tendance à prendre à cœur les choses qu’on me remontait, à rester cantonné à une simple séance derrière un bureau. Je pense pas que c’est pour moi, de prendre un air compréhensif, de mettre mes lunettes sur le nez et d’hocher la tête avec un air grave pendant que je gribouillais sur un carnet. »
Son éternel sourire s’entacha alors de quelques rictus. Bien que la décision venait de lui, il n’y semblait pas encore totalement accoutumé. Rien d’assez grave pour alourdir son minois et perturber sa légèreté habituelle, ceci dit.
« Au moins avec mon nouveau titre je peux éviter qu’un élève finisse par brûler l’académie. » D’autant plus que ceci était le plan d’Isaac, à l’origine. Il ne faudrait tout de même pas que quelqu’un lui vole ses projets d’avenir. « Et je peux dépenser un peu plus d’énergie dans les potins. Qu’est-ce que cette réunion te réserve ? »
Un sourcil bondit sur la trogne chaleureuse du malandrin. Tiens, il parvenait à la tutoyer sans trop d'embarras.
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epsilon