Mener des recherches s’avérait en réalité assez facile lorsqu’on disposait de moyens conséquents. En fait, avec de l’argent, on pouvait tout obtenir. En arrivant sur l’île, Jessie avait pris contact avec un détective afin qu’il retrouve pour elle son frère. Il ne lui avait pas fallu plus de quelques jours pour retrouver sa trace. Il fallait cependant avouer que les photos prises avaient légèrement étonné la jeune femme. Connaissant son grand frère, elle l’avait imaginé dans un petit boulot qui ne nécessitait pas de contact avec une clientèle, et surtout pas ce genre-là. Elle devait pourtant admettre que c’était du génie de se servir des pensées des gens pour leur dire ce qu’ils veulent entendre … Et d’être payé pour. Pour un peu, elle l’en aurait applaudi.

Le son de la clochette, l’ambiance tamisée, les bougies … Rien ne semblait avoir été laissé au hasard. La jeune femme qui venait d’entrer fureta du regard dans tous les recoins. Malgré l’apparence cliché, elle devait reconnaitre un certain goût pour la décoration, mais cela ne l’étonnait pas plus du grand frère parfait, de l’héritier. De là où elle se trouvait, elle ne pouvait voir que son dos. Elle fronça les yeux en se demandant s’il avait toujours été si fin, petit. Dans son enfance, son grand frère avait pourtant été le plus grand. Comme quoi, elle aussi avait bien grandi depuis la dernière fois. Une dernière chose la déconcerta, c’était la voix, maintenant mature de son frère. Indubitablement, les années étaient passées. Hors de question pour elle cependant de laisser passer une quelconque chance de le perturber :

- Vous êtes voyant et vous ne le savez pas ? L’asticota-t-elle de sa voix la plus douce.

Malgré les années, elle se sentait heureuse de revoir son frère et ce, même si son visage d’actrice n’en laissait que peut paraitre. Elle n’imaginait pas en revanche que le plaisir était loin d’être réciproque. Elle attendit patiemment qu’il se retourne pour l’observer, elle rêvait de voir la surprise dans ses yeux, vu son discours, il ne devait pas avoir prédit sa venue …

- Salut frangin. Le salua-t-elle.

Debout dans l’entrée, elle avait fait quelque pas pour fureter plus encore dans la boutique. Alors voilà l’investissement qui avait permis d’avoir enfin des nouvelles de James dans la famille. Elle n’imaginait pas son frère profiter des malheurs des autres mais elle devait reconnaitre qu’il y avait là, un certain talent.

Elle prit la liberté de venir s’asseoir face à lui, après tout, si elle attendait un signe de sa part, ce serait surement depuis l’au-delà. Elle avait compris tard l’hostilité qui régnait entre eux. Travailler ses rôles et observer les autres lui avaient bien plus appris que la vie dans la maison familiale de Californie. Peut-être était-ce même trop tard, en tout cas, elle était là et prête à faire ce pas. Restait à savoir si lui en ferait de même. Vu sa tête, ce ne serait pas une tâche facile pour l’actrice mais bon, elle en avait vu d’autre.

- Tut. Tut. Tut. Le sermonna-t-elle.  Ce sont les clients qui posent les questions, non ?

La boutade n’eut pas l’air de le faire rire davantage que la précédente. Tant pis, à force de rentre dedans, il finirait pas craquer. Elle soupira et haussa les épaules avant de lui répondre. D’un geste calculé, presque théâtrale, elle sortit de son sac l’enveloppe avec les informations et les photos prises par le détective.

- Si tu es devin, tu devrais le savoir. Elle lui tendit l’enveloppe.  Je t’ai fais suivre, lâcha-t-elle comme une évidence,   tu ne l’as pas capté ? Il est bien plus doué que ce que je pensais.

Elle se demanda vaguement si les dons pouvaient connaitre une sorte de régression. Dans ses souvenirs, son frère était le plus fort pour entendre les pensées de tout le monde aux alentours. Combien de fois ne l’avait-elle pas interrogé sur les pensées des gens, parfois même de ses amies pour savoir si elle devait s’y fier ou pas ? Ah oui, maintenant qu’elle y repensait, elle voyait à quel point elle avait pu être lourde.

James sembla bouder l’enveloppe, ce n’était tout de même pas sa faute si elle en était réduite à de telle énormité. Excédée, elle se laissa un peu plus aller, le masque de l’actrice entrainée cédant la place à la petite fille gâtée qu’il avait connu et prit en horreur.

- Je n’en aurais pas été réduite à ça si tu avais ne fut-ce que pris la peine de répondre à une seule de mes lettres, lança-t-elle d’une voix boudeuse.  Et puis pourquoi pas ? Je fais quoi, j’en tire 6 c’est ça ? Demanda-t-elle en portant son attention sur le jeu de carte.  Je suis curieuse de savoir ce que j’ai envie d’entendre …

Son air enjoué n’avait pas l’air de suffire à dérider l’ainé des Cooper. Quand il le voulait, il pouvait vraiment s’avérer têtu, elle le savait et de toute évidence, ce n’était plus un fossé mais bien un gouffre qu’elle allait devoir traverser. Autant s’armer de patience. D’ailleurs, il le lui fit comprendre très ouvertement en reprenant la parole pour la pousser à prendre la porte. Cependant, la benjamine n’allait pas se laisser abattre pour si peu. Une première prise de contact, c’était déjà pas mal, elle pouvait s’en contenter et repasser puisque, même s’il déménageait, il devait avoir comprit qu’elle avait les moyens de le poursuivre et ce, sans l’aide des parents.

- Tu n’as pas d’autres clients de toute façon et, te connaissant, il n’y aura jamais de bon moment, je me trompe ?

« Et là, c’est qui la mentaliste ? » Le piqua-t-elle par la pensée. Aujourd’hui, il n’était pas au bout de ses surprises.

Elle balaya sa critique d’un revers de main, s’il n’y avait que ça, elle pouvait largement payer la séance, après tout, au-delà de la fortune familiale, elle gagnait suffisamment bien sa vie.

- S’il n’y a que ça pour te faire plaisir … Combien tu veux ? Lança-t-elle tout sourire. Ou bien je t’invite à manger ? dit-elle en lançant un regard à l’horloge. C’est bientôt ton heure, non ? ajouta-t-elle purement rhétoriquement en jetant un coup d’œil sur les notes du détective.

Le passe-muraille se doutait bien qu’il n’accepterait ni l’un, ni l’autre mais elle s’en fichait pas mal, à vrai dire, elle ne savait pas trop ce qu’elle était venue chercher elle-même. Elle s’était montrée si indifférente plus jeune qu’elle craignait que ce soit ce que ressente son frère envers elle. Une peur viscérale qu’elle n’expliquât même pas. Pourtant, elle n’avait jamais eu de doute, elle aimait son frère. Le gouffre représentant leur relation, s’il restait abyssal, ce ne serait pas entièrement sa faute.

Aïe, c’est qu’il tire à balle réelle le frangin. Quelque part, elle aime mieux ça, enfants, il semblait toujours si froid, distant, que le voir perdre patience là, enfin, devant elle lui donnait un côté plus humain, plus naturel et quelque part, cela les rapprochait, quoiqu’il en pense. L’actrice arqua un sourcil face à son commentaire sur le fait qu’elle l’ait fait suivre, elle haussa les épaules.

- Aux grands maux, les grands remèdes.

Non, elle n’en avait absolument pas honte. Qu’il le veuille ou non, on ne choisit pas sa famille et cette dernière n’allait pas se laisser renier si facilement. Pas plus vexée que cela, elle s’installa, observa le deck et choisit trois cartes pour que son frère lui révèle ce que disent les astres. Elle accueillit ses paroles et attendit le troisième. Devait-elle le remercier de l’associer au diable ? Elle songea que ce n’était pas sa faute si les parents avaient placé plus d’attente en lui qu’en elle et qu’elle semblait être préférée, ne comprenait-il pas que ses propres efforts étaient dû au fait qu’elle n’était pas et ne serait jamais vraiment l’héritière. A force de fuir les gens, il n’avait jamais pu entendre les commentaires élogieux et fiers des parents dans les soirées mondaines. Certes, elle avait la chance d’aimer ça et d’être assez populaire, sans doute cela justifiait-elle qu’elle doive se taire à cet instant précis ? Elle tiqua, et puis quoi encore ?

- Quelle préférence ? Ouais, je peux pas savoir ce que ça fait d’être le mec super intelligent qui rend maman si fière qu’elle parle de toi à tout le monde. T'as le droit de pas m'aimer, de pas pouvoir me sentir, de m'ignorer même pendant des années si ça te chante ... Mais t’as pas le droit de me mettre sur le dos les bêtises des parents. Siffla-t-elle d’une voix ou perçait une pointe de colère.

C’est vrai ça, pourquoi c’était à elle de réparer les pots cassés des mauvais choix des parents ? Autre chose, elle aurait pu l’accepter, mais certainement pas ce genre de ressentiment. Elle n’y était pour rien, si ?

Si elle ne connaissait pas aussi bien son frère, elle aurait presque frissonné sous son regard de bad bitch. Mais pas de chance, d’eux deux, elle était convaincue d’être la plus redoutable. Principalement parce qu’elle gagnait assez bien sa vie, mais surtout parce qu’elle avait tout un tas d’informations qu’il s’était refusé au cours des années. Devant sa réponse, elle arqua un sourcil, persuadée qu’en arrivant, il s’était terré dans son trou et qu’il n’en était pas ressorti et certainement pas pour s’offrir à manger. Elle fit néanmoins semblant de le croire en haussant les épaules

- Comme tu veux, soupira-t-elle.

Elle choisissait ses batailles avec soin. Au moins, elle avait plus ou moins établi un lien, ténu, certes, mais il semblait intrigué par ce dont elle était capable. Elle énonça tout haut, levant un doigt à chaque information que le détective avait glané pour elle ; Non seulement, elle connaissait sa boutique mais également son adresse, le nom de son chat, le contenu habituel de ses courses – chose qu’elle commenta en lui intimant qu’il devrait arrêter les plats tout prêts.

- Quoi d’autre ? Réfléchit-elle tout haut … Je crois que c’est à peu près tout. Dit-elle en hochant la tête. Je n’engage pas des brêles comme tu vois.

La discussion prenait une tournure beaucoup plus intime quand ils s’échangèrent ce qu’ils avaient chacun sur le cœur. Piquée, Jessie se mordit l’intérieur de la joue. C’est vrai que son travail semblait facile de l’extérieure mais à part quelques conseils et mise en contact, elle avait forgé sa renommée elle-même dans son milieu. Elle était quelque peu vexée qu’il pense réellement que tout lui tombait tout fait dans la bouche. Elle avait travaillé dur pour en arriver là, mais elle ne releva pas. Elle doutait pourtant que le fond de sa pensée échappe à son interlocuteur. Puisqu’il se livrait, elle en ferait autant. L’air de rien, elle le comprenait tellement, au final.

- Maman était sûre que tu serais mieux dans cette école, ce n’était pas le cas ? L’interrogea-t-elle sans comprendre. Si tu savais après comme elle voulait que je sois comme toi. Maman m’a fait examiner des centaines de fois et le pire, c’est que j’espérais même avoir quelque chose de spécial moi aussi … Mais non. J’avais rien et à chaque fois je la voyais de plus en plus déçue que je sois juste normale … Déçue que je ne sois pas comme toi.  Être celle qui reste, c’est pas si facile … Ajouta-t-elle plus pour elle-même.

Pendant un mince instant, elle repensa au cadeau de monsieur Swish. Un déclic pour elle. Tout ça, évidemment, il serait au courant s'il avait eu ses lettres, peut-être même se serait-il senti moins seul s'il avait daigné les lire. Elle n’en voulait absolument pas à James pour toute ces choses, elle, ce qu’elle cherchait à présent, c’était un grand frère, rétablir des liens qu’elle espérait raviver ou reconstruire. A bien y penser, c’était un peu ça, ils avaient été jaloux l’un de l’autre et, quand la lumière se fit, elle se sentit plus idiote que jamais.

Jessie n’avait pas espéré autant de cet entretien, en réalité, elle s’était même attendue à se faire mettre dehors bien plus tôt. Elle devinait qu’il en coutait en son frère de parler autant et surtout de ce sujet sensible, elle s’apprêtait à prendre congé quand son frère revint sur ses mots et lui proposa de manger ensemble. Les yeux écarquillés et la bouche légèrement entrouverte marquait la surprise de la situation. Elle se reprit cependant assez vite :

- Tu es sûr ? Demanda-t-elle suspicieuse. Je pensais que 20 minutes avec moi dans la même pièce, c’était ta limite, plaisanta-t-elle en regardant sa montre.

Elle avait encore le temps. L’avantage à être son propre manager était qu’elle gérait son propre emploi du temps. Néanmoins, elle craignait qu’une telle occasion ne se représente pas de sitôt, alors, il fallait en profiter.

La jeune actrice remarqua qu’elle avait touché le gros lot. Non seulement, elle connaissait le nom du chat, mais même sa tronche puisqu’il restait des heures à regarder par la fenêtre – toujours d’après le détective. Son frère avait beau vouloir jouer les loups solitaires, puisqu’il avait adopté sa boule de poil, il ne trompait personne. Un chat de plus et il hériterait du surnom de la folle aux chats du quartier. Cette idée lui extorqua un sourire et elle répondit nonchalamment à sa dernière question.

- Si tu m’y obliges … Concéda-t-elle.

De l’excès ? Jamais. Elle ne voyait absolument pas le mal à déléguer ce qu’elle aurait été incapable de faire seule. Après tout, ses talents étaient ailleurs. S’en suivit la discussion à cœur ouvert à laquelle la brune se garda bien de tout commentaire. Elle avait espéré, sincèrement, qu’il trouve sa place. Certes, il ne l’avait pas trouvé dans l’établissement mais à première vue, il avait l’air de bien s’en sortir. Elle se demandait comment allait réagir les parents s’ils l’apprenaient un jour. Etaient-ils seulement au courant de la nature de ce commerce ? Bah. Tant pis pour eux, ça leur apprendra à être des modèles d’éducations.

- C’est clair, avoua-t-elle après la conclusion de son frère sur la famille.

A vrai dire, il n’y avait là plus rien à ajouter, les si qu’ils évoqueraient peut-être ne changerait pas les choses et seul ce qu’ils décideraient de faire après ce repas impacterait la relation – aussi étrange soit-elle – qu’ils avaient. Quelque part, son frère lui avait manqué mais elle avait mis bien trop de temps à s’apercevoir que c’était ça et elle sentait que le dire maintenant serait légèrement « too much » pour les retrouvailles. Certes, il avait eu sa dose de solitude et semblait s’y être accoutumé mais, si jamais il souhaitait un peu de compagnie, elle serait en mesure de lui offrir.

Sur le point de sortir, elle lui emboita le pas, elle marqua un temps d’arrêt, suspicieuse à l’idée que ce ne soit une entourloupe pour la jeter dehors, mais finalement, il ferma simplement sa boutique derrière lui et sans se faire prier en plus, il devait vraiment avoir faim. Un sourire de vieux matou rusé fit étinceler ses yeux verts quand il lui posa la question de la destination

- Je t’emmène, il vaut mieux ! Dit-elle pleine d’assurance.

Premièrement, parce qu’elle jouissait d’une petite notoriété et que, si elle se faisait repérer dans un petit bouiboui du coin, ni lui ni elle n’aurait la paix. Elle par son métier, lui par son don. D’un geste souple elle glissa son bras autour du coude de son frère, pas question qu’elle le laisse s’échapper alors qu’ils peuvent enfin discuter. Elle prit donc la direction d’un restaurant à trois rues de là qui avait une certaine cote de popularité ; encore une fois, merci le détective. Sur la route, elle choisit d'aborder un sujet plus léger :

- Je pense que le restaurant te plaira, tu sais déjà ce que tu vas manger ? Demanda-t-elle pleine d’assurance. Oh ! puisque je n'ai plus d'agent pour me faire les gros yeux, je veux absolument des frites. Réalisa-t-elle soudain, plus pour elle-même. ET du dessert.

Le sport du lendemain servait à ça, non ?